Le territoire connu et les zones de passage de la meute

Le territoire connu et les zones de passage de la meute

Je vais tenter de faire ici un point sur le territoire de la meute observée entre 2008 et 2010. Ce sujet, comme vous allez le voir, n’aura pas de réponse tranchée ni de données bien concrètes, pour plusieurs raisons :

  • L’étendue du territoire d’une meute est très grande.
  • Les moyens utilisés pour observer la meute étaient limités : pas de collier émetteur, pas de véhicules motorisés.

Le territoire théorique

Le choix de la zone d’observation s’est fait avant le départ et sur des cartes satellites. Nous avons fixé une surface d’étude pouvant contenir le territoire d’une meute de loups, en nous basant sur des données d’autres études. Bien que celles ci ne concernent pas la Baie-James en particulier, la latitude de cette région impliquerait un territoire vaste. Si l’on cite Jean-Marc Landry dans son livre « Le Loup » (édition Delachaux et Niestlé) :

La superficie du territoire, qui augmente avec la latitude, dépend de l’abondance de nourriture, notamment de la proie principale et du nombre d’individus que compte la meute. Elle peut donc varier considérablement, allant de 52 km2 pour une meute de 5 loups au Minnesota à au moins 1779 km2 pour une meute de 8 à 10 loups au Canada.

Il ne nous est pas possible de déterminer le nombre de loups de la meute en amont du projet et nous avons décidé arbitrairement qu’une surface comprise entre 1000 et 1500 km 2 serait acceptable pour accueillir une meute de loups dans cette zone.

Nous avons ensuite sélectionné une zone en fonction de ses frontières physiques. En effet, il nous a paru nécessaire de nous fixer une zone « fermée », qui a pour avantage de limiter les recherches et d’éluder la question des limites du territoire. Nous verrons par la suite que les frontières physiques que nous avions posées n’étaient certainement pas si réelles.

Pour illustrer la zone choisie, je vous propose une capture d’écran de ce territoire théorique :

carte-zone

Le contour bleu indique la limite du territoire théorique. Le tracé vert représente la seule route présente sur la zone : la route Trans-Taïga. Comme indiqué sur la carte, le secteur est relativement bien fermé, à l’exception de l’Est qui ne contient aucune barrière franche.

L’intégralité du projet s’est donc déroulée dans cette zone, que nous appellerons « territoire » et où la présence permanente de loups a été avérée. Cependant, il ne nous est pas possible d’avancer que cette zone soit le territoire effectif de la meute observée.

Secteurs d’observations

Dans ce territoire, plusieurs zones se sont démarquées par une forte présence d’indices de présence lupine, alors que d’autres n’ont jamais été réellement fréquentées. Il est à noter que cette remarque est à nuancer car subjective : en effet, j’ai également fréquenté plus souvent certaines zones et n’ai pas pu relever les indices partout au même moment. Certains endroits visités en saison hors neige n’offrent pas non plus une bonne visibilité des indices (empreintes et crottes essentiellement).

L’étendue du territoire et les difficultés rencontrées sur le terrain ont empêché de couvrir l’intégralité du territoire. Les zones proches de la route ont donc été plus souvent explorées et sont mieux connues. Cela se reflète donc dans les relevés des indices. Lors des explorations dans le sud de la zone, la présence de loup a été vérifié presque à tous les coups mais l’impossibilité de revenir régulièrement vérifier les pistes dans ces zones éloignées ne permet pas de connaître la fréquence d’utilisation de celles-ci.

Par exemple, l’exploration de la limite sud de la zone (lac Corvette) en août 2009 a permis de trouver des pistes sur les rives du lac :

En allant chercher de l’eau et en longeant un peu le lac, je tombe sur une piste de loup, et d’un petit ours. Les deux ont longé le lac, sur le sable. Cela doit faire quelques jours déjà car les empreintes sont usées. Mais cela signifie concrètement que Canis lupus fréquente les lieux.

Dans la limite nord également, lorsque j’ai longé le bras de la rivière La Grande, j’ai pu trouver trace d’une fréquentation qui semblait régulière :

Un changement se produit ensuite d’une façon assez soudaine. Alors que je n’avais vu que des pistes d’ours sur les rivages de la rivière (lorsque j’étais dessus), cette fois ci, plus d’ours mais un loup est passé très récemment, ainsi qu’un renard. Ainsi donc cette fin de bras intéresse le loup 🙂 je trouve même deux crottes : une très vieille et une bien récente. Le loup fonctionne comme l’ours : il longe au plus près l’eau, se décalant un peu lorsque le sol devient trop instable ou trop pentu.

4691894306_20a6668924_b

Les limites Est et Ouest ne sont pas en reste également, ce qui incite à penser que l’ensemble du territoire théorique est couvert par les loups. Cependant, ces limites sont bien moins franches que celles du Sud et du Nord et l’utilisation apparemment complexe de la route Trans-Taïga, que nous aborderons plus tard, rend ces frontières très illusoires : est ce toujours la même meute ?

Il aurait été nécessaire de passer plus de temps sur le terrain pour avoir le temps de revisiter les endroits les plus reculés du territoire et dans des saisons différentes. Les deux années complètes sur la zone n’ont donné qu’un aperçu ponctuel de l’ensemble et une connaissance un peu plus poussée des zones les plus accessibles. Cela a cependant permis d’observer plusieurs secteurs particuliers, que nous allons détailler.

Secteurs particuliers

Route Trans-Taïga

Cette route est la seule voie qui traverse le territoire (et la région), si l’on exclut les sentiers et les voies d’accès qui seront abordés dans un autre paragraphe. Localisée sur la carte ci-dessus par un trait vert, elle court sur environ 90 km et coupe le territoire d’est en ouest.

1947382561_ed73596542_o

Caractérisée par une surface en gravier, elle prend note de tous les passages des loups et c’est l’endroit le plus favorable pour relever les pistes. La fréquentation routière y est relativement faible. Les personnes qui la fréquentent :

  • Les responsables de son entretien
  • Les chasseurs de caribous en hiver
  • Les Cris qui vont à leur camp de chasse
  • Quelques touristes

Il faut noter que cette route est très utilisée par les loups. Les empreintes sont présentes tout au long de l’année et courent en général sur plusieurs km. Les pistes sont disposées sur les cotés de la route, jamais bien loin du couvert d’aulnes qui l’entoure. Les abords proches de la route sont aussi très utilisés.

Sur certains secteurs, notamment dans la zone de la tanière, des sentiers très marqués courent en parallèle à la route mais la majeure partie du temps, cette route semble être le moyen de déplacement le plus utilisé. Cette remarque est générale à toute la faune et il est fréquent de suivre orignal, ours et caribous sur de longues distances.

La raison pour laquelle cette route est si fréquentée par les loups n’est pas démontrée mais le bon sens et mon expérience de la marche dans la taïga m’incitent à croire que c’est dû à la facilité de déplacement qu’offre cette « tranchée » dans la végétation. Utiliser la route permet d’accéder rapidement à d’autres zones du territoire et donne accès également à des sentiers humains secondaires, aux lignes de transport d’énergie et à toutes les activités humaines. Le fait que la densité routière ne soit pas énorme et qu’il soit aisé de se mettre à couvert donne à cette route un avantage sans trop de conséquences négatives.

3744861250_99e30d9c4d_b

En plus des déplacements, la route a un rôle dans le mode de vie de la meute. Durant les trois étés qu’a duré le projet, c’est également sur la route que les louveteaux ont été observés, notamment en juillet et août. Les deux premières années dans un même secteur (sur une 10e de km), la dernière dans un autre. Cette présence sur la route alors que les louveteaux sont encore très jeunes m’incite à penser que la route Trans-Taïga fait office de zone de Rendez-Vous.

Il est à noter enfin que toutes les rencontres avec les loups ont été faites sur ou dans le voisinage proche de la route.

Lignes de transport d’énergie

La Baie-James est la région où Hydro-Québec tire une grande partie de son énergie, par le biais de barrages hydro-électriques. En plus des barrages, des digues et des installations, de nombreuses lignes de transport d’énergie courent sur la région pour envoyer l’électricité produite.

2631229221_b055d8a4e8_b

Sur le territoire, il en existe deux majeures, qui sont parallèles à la route. On peut les visualiser sur la carte, ce sont les deux fins traits blancs au nord et au sud de la route.

Qui dit ligne de transport d’énergie dit tranchée. Une coupe à blanc est faite autour des pylônes lors de la construction et renouvelée tous les sept ans environ. Ces tranchées agissent un peu comme la route : elles facilitent les déplacements dans la taïga et offrent une bonne visibilité. De nombreux animaux, dont les loups, utilisent ces voies, surtout lorsque des sentiers de maintenance sont encore visibles.

C’est également un endroit fort apprécié des caribous en hiver et donc un endroit à vérifier pour la meute. Ces lignes ont toutes des accès à la route plus ou moins bien entretenus.

Sentiers humains

Même si le nombre de sentiers secondaires n’est pas très important par rapport au premier projet, ils sont présents notamment en hiver (sentiers de motoneige pour la chasse). Je les ai utilisés autant que possible car, dans la même optique que la route, ils facilitent les déplacements et les pistes sont plus aisées à repérer (boue, pas de végétation dense). Les loups semblent aussi apprécier ces sentiers qui semblent faire partie de leur tour de zone.

3268375422_1d04e30bf8_b

Les sentiers d’hiver, donc saisonniers, sont très prisés par la meute. Lors du premier hiver, un Cri a préparé une piste vers un de ses camps, d’une longueur d’environ 50 km. Cela a attiré les caribous qui s’en sont servi pour leur migration. Et cela a servi aux loups qui ont occupé la zone durant tout l’hiver. Clairement, cette zone est devenue l’axe prioritaire de la meute. J’ai fréquenté moi même cette piste plusieurs fois et le nombre des pistes était très importante et les pistes régulières. Les loups ont marqué leur présence (urine, crotte) et suivaient le sentier, pour le quitter plus loin dans les terres. De nombreuses carcasses ont été trouvées proches de la piste. Une grosse activité.

3221777853_5aaeb28375_b

L’hiver suivant, ce sentier n’a pas été refait. Malgré la présence de caribous dans le secteur, il n’y a pas eu de présence massive de loups dans la zone. En même temps, je n’ai pas pu non plus aller aussi loin pour affiner cette observation. Cependant, un autre long sentier a été crée à une trentaine de km, pour un forage. Cette fois ci encore, j’ai pu observer que ce nouvel accès vers le sud n’est pas passé inaperçu par la meute et qu’elle s’est approprié celui-ci. De nombreuses pistes, des marquages au sol et une forte présence sur le lieu de forage. Un loup a même fait le tour des « flags » (bandeau de couleur pour repérer la piste) et les a tous arrachés, laissant le gestionnaire du site bien perplexe !

4409148107_23b90e4e50_b

Zones d’activités humaines

La chasse

L’activité économique principale de la Baie-James est la chasse aux caribous. Cette chasse en elle même n’a pas semblé perturber la meute, dans le sens où le territoire est sur une zone réglementée et donc beaucoup moins chassée. Il y a une augmentation significative de la densité routière mais je n’ai pas eu connaissance d’accidents durant ces périodes.

4088223871_9df7311240_b

Les caribous en eux même influencent certainement l’occupation du territoire de la meute et je pensais pouvoir orienter mes recherches par rapport à leur position, mais ce ne fût pas concluant : en effet, le nombre des caribous est trop important et ils sont partout ! Chaque zone devient alors favorable et les sentiers d’hiver évoqués plus haut sont de meilleures sources de rencontres. Une des conséquences non prévue de la présence des caribous est une affluence de traces au sol : il est difficile de savoir qui est passé à part eux mêmes !

La prospection

La région de la Baie-James est réputée pour ses minerais. De plus en plus de missions de prospection sont organisées pour trouver principalement de l’or. En été, cela n’a pas d’effet notable sur l’utilisation du territoire par la meute. Par contre, les sites de forage se font remarquer. Comme dit plus haut, une de ces missions a eu lieu lors du second hiver. Cela a impliqué la création d’un sentier d’hiver sur une longueur de 25 km environ et la mise en place d’un site de forage (machines bruyantes, activités humaines, campements) durant 2 mois environ.

Le sentier a été occupé et assimilé comme décrit plus haut. Le site de forage a aussi été visité de nombreuses fois et j’ai pu relever de nombreuses empreintes tout autour du site. Les travailleurs ont remarqué vite ces traces et ont croisé quelques fois un loup sur la piste lorsqu’ils revenaient en motoneige, mais n’ont pas eu de rencontres visuelles en journée ou autour du camp. J’ai moi même trouvé plusieurs carcasses de caribous autour de la piste mais n’ai pas fait de rencontres non plus.

Nouchimi

C’est la pourvoirie de chasse d’hiver au caribous, la seule présente sur le territoire. La seule « grosse » structure également, ouverte à l’année. Les loups ont intégré celle ci et c’est régulièrement que des pistes ont pu être relevées dans ses environs. Néanmoins, contrairement aux renards et aux ours qui venaient s’aventurer dans la cour de temps en temps, c’est assez rare qu’un loup y ait été vu. Une des pistes régulière passait derrière les bâtiments et longeait le lac en contre bas.

Une des dépendances de Nouchimi était son dépotoir à caribous. Une fois que les chasseurs repartaient avec leur prise, les restes étaient emmenés à 10 km et pourrissaient sur place. Cet endroit est évidemment un endroit de passage pour les loups et le nombre de sentiers autour de la zone confirme l’intérêt du lieu.

4827821425_d2e03aa471_b

Cet endroit a également été choisi comme zone de Rendez-Vous en 2010. Proche de la route et ouvert, la meute est restée dans la zone jusqu’en août. Ce n’est possiblement pas la nourriture qui les a attirés car le dépotoir n’a pas été utilisé l’hiver précédent, il ne restait que de vieux os et quelques peaux.

Zone du camp de base

Le camp de base était situé à peu près au milieu du territoire, dans un secteur relativement passant, au moins sur la route. Éloigné de 800 m de celle-ci, j’y accédais par un sentier qui servait pour le goose break au printemps. Du matériel était stocké au début du sentier, près de la route.

Au niveau des loups et de l’intérêt qu’il portaient à ce camp : pas grand chose. J’ai repéré peu de passage de loups sur mon sentier et autour du camp, beaucoup moins qu’un renard et des ours !

Une seule fois, j’ai eu l’occasion d’observer la réaction des loups vis à vis de mon camp et cela s’est révélé intéressant. C’était les 3 et 4 avril 2010.

Au réveil, un beau ciel bleu, un froid piquant et une piste large sur le lac. Qu’est ce que je fais ? Je vais voir ce qui est passé si près. Trois loups ont suivi mon sentier, depuis la route jusqu’à 200 m du camp. Là, ils ont continué sud et embarqué sur le lac. S’ils m’ont repéré ? Lorsque je suis sur le lac, j’arrive sur une petite zone très tapée, et où les nombreuses empreintes (qui forment un grand cercle) montrent qu’il s’est passé quelque chose.

Rien de méchant,les loups ont seulement piétiné à cet endroit là, peut être sont ils restés quelques minutes. Mais en levant les yeux de la neige et des pistes, en regardant la rive du lac qui me faisait face, j’ai vu mon camp juste en face.

traces-camp

L’autre chose d’intéressant est que durant ces 2 jours où ces trois loups étaient vraiment dans ma zone, mon sentier pour lier la route et le camp n’a jamais été marqué. Par rapport aux autres sentiers que j’ai exploré et où les loups étaient passés, le marquage par urine était systématique et ils font souvent pareil lors de croisements.

Zone de la tanière

La dernière zone où les loups ont fait plus de présence est celle où je soupçonne d’être la tanière. Je dis soupçonne car je ne l’ai jamais vue. Néanmoins, c’est une zone qui couvre à peu près 10 km de route et qui a eu la priorité de leur passage pendant les deux premiers étés. C’est aussi dans cette zone où les louveteaux ont été visibles deux années de suite.

Si les loups peuvent reprendre une même tanière au fil des ans, ils peuvent aussi en avoir plusieurs. Selon Jean Marc Landry :

Parfois, le groupe possède plusieurs tanières localisées sur une surface restreinte (moins de 10 km2) qui peuvent être réutilisées.

Cette zone a été troublée par des travaux sur les bas-côtés deux années durant et peut-être aussi par mes recherches, ce qui peut expliquer le déplacement de 30 km de la zone de Rendez-Vous en 2010. Au final, même si je me suis souvent senti pas loin, je suis à chaque fois passé au travers et ai dû attendre le mois de juillet pour voir les louveteaux, alors en zone de Rendez-vous.

Voilà donc un aperçu du territoire tel que je l’ai connu. Beaucoup de zones d’ombres et d’inconnues. C’était en même temps prévisible en sachant la superficie à couvrir et la grande mobilité d’une meute de loups.